Interface Zéro

J’ai tendance à penser que nous designons de moins en moins, que nous préférons souvent nous regarder le faire. Il y a là une énorme différence et, quelque part, c’est ce qui pourrait expliquer pourquoi le monde du design est en plein questionnement.

Vous pourriez très bien penser que ce n’est pas le cas, mais le fossé entre utilisateurs et designers est désormais tel que les seconds n’hésitent pas à comparer le refus de changement chez les premiers à « une sorte de xénophobie ».

Pire, il est devenu quasiment impossible d’entamer une conversation entre designers, nous n’avons plus que le passé auquel nous rattacher pour peu que nous souhaitions élever les débats intellectuellement.

À l’époque où les designers avaient une vraie réflexion sur leur place dans la société.

Paradoxalement, cela ne semble plus être le cas aujourd’hui, alors même qu’un designer du domaine logiciel peut avoir un impact énorme à travers le monde.

Nous avons collectivement pris conscience que l’expérience de l’utilisateur était quelque chose d’important et l’avons même spécialisée (UX Design).

Seulement, la pseudo-science s’est imposée sur la culture dans le domaine. Et c’est aussi parce que nous cherchons des réponses dans les études scientifiques au lieu d’y trouver de nouvelles questions qui permettront d’affiner notre réflexion.

Oubliés les Eames, Vignelli, Bass, Crouwer, Sutnar, White, Rams & co. Le bon sens, cet outil qui s’est révélé très utile dans l’histoire du design, est quant à lui jeté aux oubliettes.

Le bon sens n’est pas du domaine de la science (l’objectif) mais du sentiment (le subjectif). Et qu’importe si les « anciens » s’accordaient à laisser libre court à leur style personnel :

Le système de grilles est une aide, pas une garantie. Il permet nombre d’usages et il revient à chaque designer de chercher une solution adaptée à son style personnel. Mais il faut apprendre à utiliser la grille ; la grille est un art qui nécessite de la pratique. Josef Müller-Brockmann

Nous sommes bien loin des propos de nos contemporains, qui refusent d’entendre parler d’art et de subjectivité. Et ce quand bien même leurs prédécesseurs ont inventé les concepts qu’ils utilisent aujourd’hui : architecture de l’information, languages de conception, études qualitatives, etc.

En vérité, nous trahissons cet héritage.


Mon travail m’a amené à développer des solutions pour me rendre plus productif, pour libérer du temps sur des choses qu’un ordinateur peut faire tout seul de son côté.

Aussi me suis-je tourné vers Automator et l’éditeur de script OSX, deux apps qui ont le mérite d’être suffisamment simples d’accès pour permettre une création rapide d’outils.

Ce qui m’a frappé, c’est l’interface des apps « droplet » créées.

droplet

L’icône est l’interface.

On glisse un ou plusieurs fichiers sur l’icône de l’app, on la laisse opérer en arrière-plan, on récupère les fichiers créés ou modifiés sur le bureau.

Ce que nous tenons là, c’est l’interface zéro.

On peut certes décider de faire apparaître des fenêtres pour que l’utilisateur interagisse, ou des notifications pour signifier la fin du processus… Mais glisser un fichier sur l’icône et voir apparaître le résultat sur le bureau 2 secondes plus tard a quelque chose de magique.

À l’heure où nos interfaces sont de plus en plus complexes à maîtriser, cette interface zéro est comme une bouffée d’air.

Pour tout dire, la réaction que ces apps suscitent chez l’utilisateur est quasiment toujours la même : « Ça marche ! Trop bien ! »

Et cette réaction est aussi certainement « due » parce que ces apps s’attèlent à résoudre un seul et unique problème, un problème que les logiciels qu’ils utilisent par ailleurs ne résolvent pas.

Mais pensez-y 2 secondes… n’est-ce pas la réaction que vous souhaitez obtenir chez l’utilisateur lorsque vous passez des mois à soigner les moindres pixels de votre interface et à y ajouter de nouvelles fonctions ?

Si nous poussions plus loin le concept, nous pourrions même envisager qu’une suite d’outils se présente sous la forme d’un dossier OSX contenant un ensemble de mini-apps.

Folder-app

Ceci n’est qu’un point de départ…

Ajoutons une image de fond pour indiquer qu’il suffit de glisser votre fichier sur les icônes, un fichier « .txt » pour apporter quelques précisions, peut-être même un fichier HTML contenant un formulaire faisant office de checklist si nous parlons d’un workflow et voilà !

Et puis il va sans dire que l’utilisateur peut s’approprier cette interface zéro assez facilement : réordonner l’interface en bougeant les icônes, en mettre certaines à la poubelle, créer des sous-dossiers, changer le fond, renommer les apps, en changer les icônes voire – pour les plus experts – en modifier le code.

Envie d’une nouvelle fonctionnalité ? Glissez simplement l’app que vous venez de créer dans le dossier.

L’important dans l’affaire, c’est que cela vous force à concevoir quelque chose de simple.

  • Un nom d’app qui ne laisse aucun doute sur sa fonction.
  • Une icône compréhensible qui indique à l’utilisateur quoi faire (déposer son fichier) et/ou pour quel résultat.
  • Des champs, messages ou notifications suffisamment clairs et concis.

Plusieurs années après avoir entamé la création de ces outils, je suis toujours aussi stupéfait par la pureté de cette « expérience utilisateur » : action/réaction.

Très souvent, je le concède, ces apps ne sont que des conteneurs pour lignes de commande (du Terminal). Pour autant, le savoir n’enlève rien à ma joie en voyant un fichier apparaître comme par magie sur mon bureau.

L’expérience utilisateur repose ici entièrement sur la fonction de l’app – qui est pensée pour me simplifier la vie et éventuellement celles d’autres. Et c’est quelque chose que l’on peut en venir à oublier maintenant que nous sommes obnubilés par les langages de conception, les guides de styles ou les méthodologies de développement.

Fonction, action & réaction.

Far

Parfois, c’est tout ce dont nous avons besoin pour créer une expérience utilisateur qui tienne la route…


J’admets qu’il n’est pas forcément aisé de voir là où je veux en venir.

Et si vous considériez ce dossier d’apps comme le système de grilles de Müller-Brockmann ? Cela aurait-il un peu plus de sens ?

L’interface zéro se veut un art qui nécessite de la pratiqueLe concept-même d’interface zéro est très subjectif.

Là où je parle de magie, vous pourriez me rétorquer que c’est une expérience utilisateur épouvantable, que cela va à l’encontre de toutes les données que vous avez recueillies.

Là où j’envisage un dossier contenant des apps « droplet » aux fonctions très spécifiques, vous envisageriez peut-être tout rassembler dans une app à l’interface et à l’expérience hyper travaillées.

Et si vous tentiez l’expérience pour voir ce que vous pouvez en retirer ?

Cela n’a pas forcément besoin de s’appliquer à OSX, Automator et AppleScript ; vous êtes libre de transposer ce concept au web ou aux apps mobiles.

Le plus important, au fond, est de voir si cela peut vous faire réfléchir sur l’art, la subjectivité, le bon sens, le design et le fait de se regarder designer.

Sortez de votre bulle, acceptez de vous mettre dans des situations inconfortables quitte à rejeter en bloc tout ce qui vous a construit en tant que designer.