Simplifier à outrance

Simplifier à outrance est un risque facile à prendre quand nous nous retrouvons dans une démarche de simplification. De facto, nous ne nous rendons même pas forcément compte que nous prenons un risque.

Lisez donc ces propos tenus lors du débat sur Flipboard et ses solutions techniques pour atteindre les 60 images par seconde sur le web :

Vous pouvez ne pas être d’accord sur le fait que les animations et le scrolling en 60 images par seconde est important. C’est une opinion parfaitement valide – mais c’est une opinion qui sera bientôt digne de l’antiquité numérique. iOS a relevé la barre. Nous n’attendons plus seulement des animations et un scrolling fluides, mais des animations et un scrolling parfaits. John Gruber

Il se peut que vous le considériez comme un simple constat, il se peut même que ce soit un principe qui guide les projets sur lesquels vous travaillez. Mais vous êtes-vous déjà posé la question de savoir si cela est vrai ?

La bulle

De plus en plus de designers conseillent à leurs pairs de sortir de leur bulle pour aller voir ce qui se passe en-dehors et il y a une raison très simple à cela : les designers n’ont pas vocation à être l’utilisateur moyen.

Le rôle du designer, selon Dieter Rams, est d’être « l’avocat de l’utilisateur dans l’entreprise ». On pourrait donc se dire que les propos de Gruber se trouvent très justement être une défense de ces utilisateurs… mais les choses ne sont pas aussi simples.

Pour atteindre les 60 images par seconde sur le web, Flipboard a utilisé le canvas HTML5. Aussi, le texte n’est plus du texte, il est une suite de pixels dessinés à l’écran. Cela n’est pas sans poser d’énormes problématiques d’accessibilité et les développeurs de Flipboard ne s’en sont pas préoccupés dans un premier temps ; l’objectif était simplement d’atteindre les 60 images par seconde.

En utilisant ce moyen technique, Flipboard a donc trahi une partie des utilisateurs : au minimum ceux qui dépendent d’un lecteur d’écran (VoiceOver, Talkback, etc.) pour accéder aux contenus web.

Et puis, cet objectif de performance n’est même pas vraiment rempli puisque les choses ne se passent pas aussi bien que prévues sur mobile, notamment sur les terminaux Android. Bizarrement, on ne retrouve pas mention de ces problèmes sur les blogs de ceux qui défendent cette idée de 60 images par seconde…

La bulle, cet open space dans lequel vous ne trouverez que les derniers appareils commercialisés, les plus performants, les plus arrangeants avec vos objectifs de performance…

Designer/Developer eXperience

Ce que vous penseriez être de l’UX (User eXperience ou « expérience utilisateur » en français) est en réalité de plus en plus souvent du DX (expérience designer/développeur).

Mon expérience utilisateur sur iOS n’a jamais été « des animations et un scrolling parfaits », n’en déplaise à Gruber et à ceux qui veulent bien le croire. Et n’allez pas imaginer que j’utilise des appareils « obsolètes » : nous parlons d’appareils sortis il y a moins de 2 ans – si j’élargis aux terminaux non-iOS, nous parlons même d’appareils sortis cette année.

Saccades, délais, scroll erratique et longs chargements jalonnent mon quotidien, peu importe l’appareil que j’utilise. Ce dont je fais l’expérience, ce ne sont pas des animations et un scroll à 60 images par seconde mais des animations et un scroll sensés atteindre les 60 images par seconde et qui tombent régulièrement à 5–10 images par seconde.

iOS n’a certainement pas relevé la barre à ce niveau puisqu’il m’a fallu désactiver des effets pour obtenir des performances globales acceptables. Et qu’est-ce que l’optimisation d’iOS 9 et d’OS 10.11 sinon un aveu d’Apple que la réalité n’est pas celle décrite par Gruber ? Mince, avez-vous vu l’expérience proposée par l’Apple Watch, aux antipodes des 60 images par seconde ?

En réalité, il y a de grandes chances que l’utilisateur moyen se soit tapé la tête contre le mur en lisant la citation au début de cet article…

Parfois il ne faut pas chercher à simplifier

Il existe des problématiques complexes qui sont impossibles à simplifier. On peut certes les découper en plusieurs morceaux pour simplifier la recherche de solutions mais il serait extrêmement dangereux de croire que nous pouvons tout résumer à un simple constat.

Si je comprends que le concept de « 60 images par seconde » est sensé évoquer l’optimisation ou la fluidité, il est grand temps de l’abandonner et de le remplacer par autre chose : ce concept est un concept pensé pour les ingénieurs et certainement pas pour les utilisateurs – qui ne savent déjà même pas quel est le nombre d’images par seconde pour un film, par exemple.

À vouloir mettre des chiffres sur l’expérience utilisateur, on en oublie l’essentiel : que la technologie est un moyen et pas une fin. Le plus dramatique, quand on simplifie à outrance, c’est que l’on en vient à se mentir à soi-même – et à ceux qui nous croient.

Cette simplification à outrance a coûté des millions de dollars à Flipboard, pour une démonstration technique qui n’atteint l’objectif fixé que sur des terminaux suffisamment puissants (le dernier iPhone… et encore).

Alors la prochaine fois que vous ferez un constat, faites-moi plaisir et prenez le temps de sortir de votre bulle pour vérifier que votre expérience de designer/développeur représente bien celle des utilisateurs.