Désolé mec, tu n’es pas Apple

Il est vraiment difficile de concevoir des produits avec des groupes de discussion. Très souvent, les gens ne savent pas ce qu’ils veulent jusqu’à ce que vous leur montriez. Steve Jobs

Cette citation célèbre revient très souvent sur le tapis lorsque nous parlons de design. Le problème est qu’elle est quasiment toujours tronquée, reprise hors-contexte ou absolument mécomprise.

En effet, nous l’utilisons le plus souvent pour signifier que l’innovation ne peut se nourrir de la vision des utilisateurs, raison pour laquelle nous y juxtaposons les propos d’Henry Ford :

Si j’avais demandé aux gens ce qu’ils voulaient, ils auraient répondu « des chevaux plus rapides ».

Seulement, il semblerait bien que cette phrase n’ai jamais été prononcée par Ford lui-même. En outre, la citation de Jobs est également à nuancer puisque celui-ci a également dit :

Vous ne pouvez pas simplement demander aux gens ce qu’ils veulent puis essayer de leur donner. Une fois que vous aurez construit ce qu’ils souhaitent, ils voudront quelque chose d’autre.

Et :

Vous devez commencer par l’expérience du consommateur puis remonter à la technologie – et pas l’inverse.

Ou encore :

Nous pensons que les consommateurs sont intelligents, et voulons des produits qui sont bien pensés. (NdR : à propos du design de l’iPod)

Tout en expliquant l’approche qui a sauvé Apple de sa période la plus sombre :

Nous croyions que si nous continuions à mettre de bons produits devant les yeux du consommateur, il continuerait à ouvrir son porte-feuille.

De quoi démontrer en quoi il serait dangereux de méprendre les propos tenus sur les groupes de discussion.

Ne pas écouter est un simple point de détail

Les groupes de discussion ne sont qu’une infime partie du travail de conception : c’est une enquête qui se borne à recueillir les retours subjectifs d’utilisateurs sur l’usage d’un produit (leurs motivations, l’image qu’ils s’en font, leurs critiques par rapport à certains éléments, etc.).

Autrement dit, le seul est unique rôle de cette étude qualitative est de venir compléter afin de permettre d’améliorer ce qui existe déjà. Son rôle n’est certainement pas de fournir les éléments qui guideront toute la conception du produit.

Et il est de toute manière insensé de demander aux utilisateurs quelles innovations ils souhaitent voir arriver sur le marché puisqu’ils ne savent pas quelles nouvelles technologies arrivent à maturité et qu’est-ce qu’elles permettent.

Ce que nous pouvons faire, par contre, c’est de :

  • les observer ;
  • les entendre ;
  • ne pas nous définir par notre métier de designer ;
  • accepter que nous sommes également des utilisateurs la plupart du temps ;
  • comprendre les problèmes qu’ils rencontrent ;
  • chercher des solutions adaptées.

Et faire l’effort d’entendre, cela implique que nous écoutons déjà. Seulement, nous ne biaisons pas les réponses des utilisateurs avec des questions trop orientées.

Une entreprise innovante

Bullshit.

Nous ne devrions pas chercher à être innovant, nous devrions nous contenter de construire l’environnement qui nous permettra de le devenir.

À chaque fois que nous cherchons à innover, nous créons les conditions pour nous planter royalement. De facto, nous n’avons que peu de contrôle sur les facteurs qui vont permettre l’innovation, la vraie : celle qui a un impact significatif sur le marché voire même la vie des gens.

Si, au contraire, nous cherchons à améliorer ce qui existe déjà, la somme des améliorations pourra aboutir à une innovation de rupture beaucoup plus naturellement.

  • iPad ? Un « tablet PC » amélioré utilisant des technologies arrivées à maturité, sorti au bon moment et bien marketé.
  • iPhone ? Un smartphone amélioré utilisant des technologies arrivées à maturité, sorti au bon moment et bien marketé.
  • iPod ? Un Walkman amélioré utilisant des technologies arrivées à maturité, sorti au bon moment et bien marketé.

Tout repose sur la volonté de faire un meilleur produit, de refuser de nous en tenir à « ce qui semble suffisamment bon » et d’améliorer l’expérience de l’utilisateur de façon tangible à travers un produit mieux pensé et conçu.

Le gagnant rafle la mise

C’est rarement (jamais ?) le premier qui fait sauter la banque mais celui qui arrive au bon moment et avec la meilleure exécution.

Et celui-ci a pu profiter du retour réel des utilisateurs sur le marché en les observant, en entendant leurs critiques et en cherchant des solutions aux problèmes pratiques qui se sont fait remarquer.

  • Les tablettes PC étaient exécrables et essentiellement pensées pour le marché professionnel.
  • Les smartphones offraient une expérience épouvantable car personne n’avait repensé toute l’interface pour l’adapter au facteur de forme.
  • Les baladeurs MP3 manquaient d’un service de distribution facilitant leur usage.

Il ne sert à rien d’être le premier à sortir un produit, il faut être le premier à proposer une expérience globale susceptible de convaincre le maximum de consommateurs, a fortiori parce que le produit n’est pas un bien de première nécessité ou un utilitaire sans lequel il est relativement difficile de composer – comme l’ordinateur ou le téléphone par exemple.

Il nous faut partir du principe qu’un produit n’est jamais « suffisamment bon », parce que son expérience d’utilisation ne sera jamais parfaite.

Tu n’es pas Jobs

Tu n’es pas Jonathan Ive.

Tu n’es pas non plus Jeff Bezos, qui s’est magistralement planté en essayant de faire du Jobs dans le texte pour son Fire Phone…

Tu n’est même pas un ancien d’Apple, qui s’est magistralement planté en essayant d’appliquer les méthodes d’Apple dans une autre industrie.

Apple est une entreprise singulière dont l’histoire est très personnelle, qui fut menée et construite par un visionnaire ayant su reconnaître et faire éclore un designer iconique.

C’est la perle rare, la « one-in-a-million company ». Autrement dit, il ne fait quasiment aucun doute que ta boîte fasse partie des 999 999 autres.

L’approche d’Apple est exceptionnelle, elle ne doit surtout pas servir de modèle et être appliquée à la lettre ; elle doit servir de référence et être analysée pour en retirer des idées importantes qui pourront être intégrées à ton approche.

Tu n’es pas Steve Jobs mais il y a au moins un truc que tu peux lui emprunter sans prendre trop de risques : chacune de ses décisions partait de l’utilisateur et était défendue avec un comportement viscéral.